Un travail « à quatre mains »
Le tissage d’une tapisserie d’Aubusson ou d'un tapis ras, caractérisés par leur tissage dit de basse-lisse, repose sur deux axes essentiels : l’existence d’une communauté professionnelle et le travail d’interprétation des lissiers, qui réalisent une tapisserie à partir d’une maquette de créateur. Produire une tapisserie est un travail « à quatre mains », qui naît des échanges entre le créateur, auteur d’une intention artistique, et le lissier, détenteur du savoir-faire.
La tâche du lissier est de « mettre en laine » l’œuvre de l’artiste. Cet artisan d'art allie compétences techniques (les gestes artisanaux du tissage) et artistiques, mises en œuvre dans la « traduction textile », l’interprétation, par la recherche des combinaisons de fibres et de couleurs. Le nom de basse-lisse provient du terme « lisse », qui désigne la cordelette fixée sur un fil de chaîne pour le relier à une « marche » (pédale), actionnée avec le pied pour écarter les fils pairs et impairs de la chaîne, ce qui permet de passer les fils de trame − une tapisserie étant réalisée par le recouvrement total d'une chaîne par une trame −, à l'aide d'une flûte, généralement en bois.

Le dialogue entre artiste et lissier et la lecture de la maquette⚓
Avant tout tissage, le dialogue entre l’artiste concepteur d’une œuvre et le lissier artisan d’art est primordial. L’enjeu du lissier est d’interpréter, c’est-à-dire de réussir à adapter une œuvre (peinte, sculptée, etc.) en tapisserie. Il faut à la fois comprendre l’intention de l’artiste, savoir ce qu’il souhaite retransmettre à travers son œuvre, tout en respectant les codes et les contraintes techniques de la tapisserie. Le lissier doit faire preuve d’une capacité d’analyse et d’adaptation vis-à-vis de la maquette, qui dépendent aussi bien de la perception sensorielle que de la technique au sens strict.
L’échantillonnage⚓
L’échantillon est une étape importante dans le dialogue artiste-lissier. À partir de la maquette, le lissier pratique des essais de tissage, il effectue des recherches sur les matières, les couleurs, etc. Il fait des propositions d'interprétation à l'artiste.
Le chapelet de couleur
Le lissier réalise un chapelet dans lequel figureront les couleurs utilisées lors du tissage. La recherche des couleurs pour la réalisation du chapelet s’effectue principalement lors de la confection de l’échantillon. Néanmoins, le choix des couleurs n’est pas fixé à cette seule étape. Le lissier peut également compléter le chapelet lors de la réalisation du carton ou bien au cours du tissage.
Pour le lissier, la recherche de couleur dépend de deux rapports : le rapport avec l’image et le rapport des couleurs entre elles. Dans le premier cas, il s’agit de respecter les couleurs de la maquette proposées par l’artiste. Dans le second cas, le lissier doit aussi prendre en compte la réaction des couleurs entre elles qui, misent côte à côte, peuvent changer de nuance, de ton et ne plus correspondre à la maquette. L’objectif est alors d’ajuster les couleurs pour les harmoniser et respecter la maquette de l’artiste.

Les matières
Si la laine et la soie restent les matières de prédilection de la tapisserie, toutes les expérimentations de matériaux et d'usages sont aujourd’hui imaginables. Ici encore, l’objectif est de traduire au mieux l’intention de l’artiste et sa maquette. La seule nécessité est que ces matériaux restent « tissables » (vitraux-tapisseries métalliques, fibre optique...).
Le grain du tissage
Au-delà du choix des couleurs et des matériaux, l'artisan tapissier peut intervenir dans les variations de tissage, transposant et interprétant l’intention de l’artiste. Contrairement au tissage mécanique, le tissage manuel sur métier de basse-lisse autorise un nombre de couleurs infini et permet au lissier d’ajuster son geste en permanence. La technique de la tapisserie d’Aubusson peut ainsi produire une grande diversité d’effets et de textures dans une même production.
Le carton⚓
Le peintre-cartonnier sert d’intermédiaire entre l’artiste et le lissier. Il traduit la maquette en carton. Le carton est une adaptation technique de la maquette en vue de son tissage. C’est un double à l’échelle de la future tapisserie, mais inversé de gauche à droite car le lissier travaille sur l’envers. L’image peut être simplifiée, complexifiée ou agrandie. Le carton est traditionnellement fixé sous les fils de chaine du métier et sert de guide tout au long du tissage. L’artiste ou le lissier peuvent également produire eux-mêmes le carton.
La phase préparatoire du tissage⚓
L’ourdissage
L’ourdissage fait partie de la phase préparatoire du tissage avec le montage de la chaîne et le flûtage. Le lissier calcule la longueur nécessaire au montage de la chaîne, puis place les fils (généralement en coton) sur un ourdissoir. Il ourdit alors les fils, c’est-à-dire qu’il les croise pour former les « crenilles ». Les crenilles ont ainsi une forme torsadée permettant, lors du montage, de séparer les fils pairs et impairs.

Le montage de chaîne
Une fois le carton réalisé (numéroté ou agrandissement numérique), les fils de chaîne doivent être montés sur le métier à tisser. Le montage de la chaîne est une étape complexe et cruciale pour le lissier, puisqu’il détermine la réussite du tissage. Le lissier effectue tout d’abord des mesures afin de déterminer les intervalles sur lesquels sont placées les crenilles et les barres de lices. Les crenilles sont ensuite déroulées et les fils sont tendus entre les deux ensouples du métier à tisser.
Puis, deux opérations sont effectuées et répétées à plusieurs reprises :
– L’égalisage : le lissier se sert d’abord ses mains puis de son poinçon pour écarter les fils de chaîne tendu entre les deux rouleaux et les placer à égale distance les uns des autres. Le but de cette opération est de positionner les fils de chaîne, de manière qu’ils soient parallèles entre eux, et d’obtenir une tapisserie droite.
– Le caillage : il consiste à tendre fortement les fils de chaîne entre les deux rouleaux du métier à tisser pendant une durée qui varie de 15 minutes à toute une nuit. Cette étape permet d’avoir une tension égale sur tous les fils et d’éviter l’apparition de relief dans le tissu lors du tissage. Le caillage permet aussi de limiter le phénomène de « rentrage » de la laine, lorsque la tapisserie tombe du métier à tisser.
Le flûtage
Lors du flûtage, le lissier prépare les flûtes qui lui serviront à tisser avec les fils de couleur sélectionnés dans le chapelet. Il place des cônes de la couleur souhaitée dans un dévidoir et une flûte dans un emplacement dédié sur une roue. Les extrémités des fils sont posées sur la flûte puis la roue est actionnée manuellement pour les enrouler autour de la flûte.
Les finitions⚓
La couture
Les ourlets sont cousus à l’instar des relais de couleur. Le lissier peut aussi effectuer les coutures entre les changements de couleur avant d’enrouler la pliée. Un bolduc avec le nom de l’atelier est également cousu au dos de la tapisserie.
Le repassage
C'est une opération importante pour les lissiers. Il permet de rattraper les côtes, c’est-à-dire les passées de chaîne qui dépassent, et ainsi d’aplatir le tissu, mais aussi à fixer la tapisserie et donc à limiter le phénomène de « rentrage » de la laine au cours du temps.
Le tissage⚓
Le tissage d’une tapisserie demande une grande dextérité aux lissiers. Les lissiers s’accordent pour dire que c’est principalement grâce à la pratique et à la répétition des gestes qu’elle s’acquiert. Du montage de la chaîne aux finitions, la maîtrise de toutes les étapes de la conception d’une tapisserie s’effectue sur le temps long. Avec l’expérience de tissage et les difficultés rencontrées, les lissiers apprennent à s’adapter et constituent leurs savoirs techniques et sensorielles. Plusieurs années d’expérience sont nécessaires pour former un lissier expérimenté, capable d’anticiper les effets des matières dans le tissage, de choisir les couleurs ou de tisser des formes à l’œil. Tout en développant des gestuelles différentes et leur propre manière de tisser, les lissiers peuvent arriver aux mêmes résultats. De plus, sur le métier de basse-lisse, le lissier tisse sur l’envers de la tapisserie et par « pliées » (bandes de 20-25 cm). Ces deux paramètres ajoutent de la complexité à leur travail, puisque le lissier n’a jamais une vision de l’ensemble de la tapisserie lors du tissage.
La pliée
Sur un métier à tisser de basse-lisse, le lissier tisse une pliée en réalisant une succession de passées de chaîne. La pliée correspond à une partie tissée d’environ 20-25 cm de la tapisserie, ensuite enroulée autour de l’ensouple.
Pendant le tissage d’une pliée, le lissier lit le carton et suit les formes et les couleurs indiquées. Cependant, cette lecture peut aussi faire appel à sa capacité interprétative. Suivant la nature du carton, des zones de libre interprétation sont laissées au lissier afin qu’il puisse choisir quelles techniques est à adopter. Par ailleurs, le lissier peut avoir à changer de couleur et de techniques afin d’obtenir des résultats souhaités.
La passée de chaîne
La passée est un ensemble de gestes coordonnés, effectués par le lissier pour tisser. Assis sur le banc du métier à tisser, il sépare les fils de chaîne pairs et impaires, en transférant son poids sur une marche (ou pédale) reliée aux fils de chaîne. Une fois séparés, le lissier fait glisser la main recevant la flûte entre les fils de chaîne. Ensuite, le lissier passe la flûte de l’autre main jusqu’à celle positionnée entre les fils de chaîne. Le lissier tire ensuite sur la flûte pour tendre le fil. La tension donnée au fil est ressentie par le lissier, qui s’efforce de la conserver à l’identique à chaque passée afin de garder un tissu plat.
Une fois le fil passé entre les chaînes, le lissier utilise son grattoir pour faire descendre le fil et le juxtaposer à la passée précédente. Le lissier positionne le grattoir entre les fils de chaîne en l’inclinant et donne des à-coups rapides vers le bas pour faire descendre le fil. Comme la tension, le geste reste identique à chaque passée afin d’avoir un tissu le plus plat possible. Enfin, lorsque plusieurs passées ont été réalisées, le lissier utilise un peigne afin de les tasser.
Les techniques
De nombreuses techniques de tissage permettent de donner des effets au tissu :
– Grain du tissage : le lissier alterne entre différentes variations de tissage. En simple chaîne, fil de chaîne par fil de chaîne, en « double chaîne », c’est-à-dire en tissant deux fils de chaîne par deux fils de chaînes ou en triple chaîne, utilisant trois fils de chaîne par trois fils de chaîne. L’usage du tissage en simple, double ou triple, voire quadruple chaîne permet au lissier de créer du mouvement dans la tapisserie et une impression de profondeur.
– Driadi : cette technique consiste à entourer les fils de trame autour du fil de chaîne. Cela permet au lissier d’obtenir un trait avec un effet lissé.
– Tisser dans la forme ou « tisser à la fuse » : la technique consiste, comme pour le driadi, à « lisser » une forme en « cassant » l’orthogonalité créée par l’entrecroisement du fil de trame avec le fil de chaîne. Il ne s’agit pas dans ce cas d’enrouler le fil autour du fil de chaîne, mais de tisser dans la continuité du tissage, à même la forme. Par ailleurs, le tissage dans la forme permet de créer un point sur lequel la lumière s’accroche différemment.
– Décochement : passer au fil de chaîne suivant ou précédant pour « dessiner » en tissant.
– Battages : le battage est l’une des techniques de réalisation d’un dégradé. Il consiste à partir d’une forme pleine, puis de réduire progressivement sa taille. Les battages effectués avec deux couleurs proches donnent un effet de profondeur, tandis que les battages réalisés avec deux couleurs tranchées font ressortir les formes.
– Rayures : les rayures servent également à dégrader. Les lissiers peuvent jouer avec la taille des rayures pour proposer un effet de transparence.
– Chiné : le lissier utilise le chiné pour réaliser des dégradés de couleurs, plus progressifs qu’avec des battages ou des rayures. Lors d’une passée, il remplace un des brins du fil de trame par une couleur plus claire ou plus foncée par rapport aux autres brins. Ainsi, pour réaliser un dégradé de vert, le lissier remplace un premier brin par un brin de vert, plus clair ou plus foncé, selon qu’il souhaite foncer ou éclaircir, puis réalise une passée et change de flûte, dans laquelle il remplace un autre brin avec un autre vert. Il répète l’opération autant de fois que nécessaire pour obtenir le dégradé.
– Liure : tisser directement un changement de couleur en croisant les fils au niveau de la jonction. Cette technique est plus longue à réaliser que la couture, mais est essentielle sur les formes de grande taille, car elle permet d’obtenir un tissage plus solide que la couture.
Les finitions⚓
La couture
Les ourlets sont cousus à l’instar des relais de couleur. Le lissier peut aussi effectuer les coutures entre les changements de couleur avant d’enrouler la pliée. Un bolduc avec le nom de l’atelier est également cousu au dos de la tapisserie.
Le repassage
C'est une opération importante pour les lissiers. Il permet de rattraper les côtes, c’est-à-dire les passées de chaîne qui dépassent, et ainsi d’aplatir le tissu, mais aussi à fixer la tapisserie et donc à limiter le phénomène de « rentrage » de la laine au cours du temps.